Aujourd’hui, nous accueillons un invité surprise sur le blog, qui tenait à nous parler des fameux insectes géants du Carbonifère, et un peu à vous retourner le cerveau sur tout ce que vous pensez savoir sur ces derniers. Bonne lecture!

Un mot sur l’auteur
Actuellement doctorant au Muséum national d’Histoire naturelle à Paris, je travaille sur les insectes et leur évolution. Si je préfère ne pas dévoiler ouvertement mon identité, cela est lié au fait que je n’aime pas avoir d’identité numérique.

Il y a près de cent cinquante ans, des mineurs firent une découverte aussi inattendue qu’incroyable : à grands coups de pioche, ils dégagèrent de la roche le fossile d’un insecte de l’envergure d’un pigeon. C’est ainsi que débuta la légende des insectes géants. Aujourd’hui, tout amateur de paléontologie ou d’entomologie a entendu parler de ce fossile, et des autres pour certains plus grands encore découverts depuis, mais où en sommes-nous scientifiquement aujourd’hui ? Que sait-on sur ces insectes ? Sur leur disparition ?

Le fossile original de Meganeura monyi, avec son coup de pioche bien visible en plein milieu. CC Gaëlle Doitteau, MNHN, 2016

Cet article se propose de faire le point sur ces insectes, et offre un point de vue différent de ceux généralement admis.

De quoi parle-t-on lorsque l’on évoque un insecte géant ?

Lorsque l’on évoque le terme d’insecte géant, on fait généralement référence en premier lieu à Meganeura monyi (Brogniard, 1884), premier insecte géant découvert, mais également par extension à tous les insectes fossiles de grande taille, d’où la nécessité d’une clarification.

Dans un premier temps, il est important de rappeler que tous les insectes fossiles ne sont pas grands, il suffit pour s’en convaincre de regarder les insectes retrouvés dans l’ambre, qui dépassent rarement le centimètre. Mais si l’ambre ne montre que des insectes plutôt récents, 125 MA tout au plus, ce constat est également vrai pour les insectes plus anciens. Ainsi le site de Avion dans le Nord de la France (que l’auteur de ces lignes connait assez bien), et bien qu’à peu près contemporain de Meganeura, n’a jamais livré d’insectes de telles dimensions, et l’immense majorité de ceux qui y sont décrits ne sont pas plus grands que les criquets qui sautent dans votre jardin. Les insectes géants sont donc bien des exceptions, et pas la règle, quelle que soit la période.

Si l’on accepte pour définir les insectes géants une définition telle que « insectes fossiles, s’ils sont ailés, d’au moins 30 cm d’envergure » (soit très probablement plus que votre main même tendue), alors les insectes géants sont connus de la fin du Carbonifère (environ 315 MA), avec notamment des fossiles chinois (Ren et al., 2008), à la fin du Trias (environ 220 MA, Sharov, 1968), soit une période de temps supérieure à celle qui nous sépare du T. rex. Il est généralement admis que la taille maximale de ces insectes a diminué avec le temps, jusqu’à ce qu’ils disparaissent complètement (Clapham & Karr, 2012). Cette définition couvre également une grande diversité d’insectes : Odonatoptera, Palaeodictyopterida, Titanoptera et des insectes plus étranges comme Bojophlebia prokopi Kukalová-Peck, 1985.

Bojophlebia prokopi, aussi magnifique que mystérieux. Malgré ses 40 cm d’envergure, son identité a fait couler beaucoup d’encre, et je dois bien admettre que j’aimerais beaucoup trouver d’autres insectes qui lui ressemblent, voire un autre spécimen !  Public domain, uploaded from www.biolib.cz.

Quelle taille font ces insectes géants ?

La plus grande aile connue, celle de Meganeuropsis permiana Carpenter, 1939, a une longueur estimée à environ 33 cm (elle n’est pas tout à fait complète). Tous les plus grands insectes connus (dont Meganeura) appartiennent au même groupe que Meganeuropsis, à savoir les Meganisoptères, souvent décrites comme des libellules géantes, bien que n’en étant ni les ancêtres, ni d’anciennes représentantes, mais simplement des cousines, et pas si proches que ça. Au passage cela permet de tordre rapidement le cou aux idées telles que « les libellules sont des fossiles vivants », car il existe un nombre très élevé de différences, ayant un impact direct sur le mode de vie et les capacités de vol, entre les Meganisoptères et les libellules actuelles.

Sorti de ce groupe, on trouve les Palaeodictyopterida, souvent nommés « insectes à six ailes » mais là-dessus aussi il y aurait beaucoup de choses à dire, dont le plus grand représentant connu a une envergure estimée à 54 cm. Celui-ci est connu d’un fragment de thorax. Et la personne qui l’a décrite n’est pas connue pour sa rigueur scientifique. Plus sérieusement, les plus grands Paléodictyoptères connus mesurent dans les 40 cm d’envergure, avec par exemple Homoioptera gigantea Agnus, 1902.

Un Paléodictyoptère, de seulement 15 cm d’envergure, mais sur lequel on distingue bien les six ailes classiques de ceux-ci. CC Gaëlle Doitteau, MNHN, 2016.

Bojophlebia prokopi mesure pour sa part un peu plus de 40 cm.

Pour finir, les Titanoptères, souvent décrits comme des « mantes géantes » bien qu’en réalité plus proches des sauterelles et criquets (Orthoptera), atteignaient au maximum environ 40 cm.

Cependant, l’envergure est-elle un indicateur suffisant de la taille d’un insecte ? À mon avis non, ne serait-ce que parce qu’il existe des insectes sans ailes. Si vous considérez tout de même que l’envergure est suffisante, alors vous pouvez vous arrêtez là, la suite ne vous intéressera pas (mais alors considérez également que le plus grand animal actuel est un ver marin pas plus gros que votre bras et qui mesure une cinquantaine de mètres si l’on tire assez dessus, et non pas la baleine bleue, dont le seul cœur pourrait probablement contenir sans mal une bonne dizaine de ces vers). Sinon, le poids est également un indicateur important. Après tout, toutes les adaptations au gigantisme sont plus liées à lui qu’à la longueur ou l’envergure. Nous allons donc maintenant nous pencher sur le poids des insectes géants.

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Le plus grand animal au monde, Lineus longissimus, 50 m de long si on tire assez dessus ! CC  Bruno C. Vellutini.

Les estimations les plus communément acceptées pour les grands Méganisoptères font état de poids allant de 200 à 500 g, soit des poids assez proches de ceux des pigeons, pour des envergures également proches. Mais penchons-nous un peu sur les méthodologies utilisées pour avancer ces poids.

Les estimations les plus hautes sont issues d’un calcul simple : considérons qu’une Meganeura est un cylindre d’une densité de 1 mesurant à peu près 3 à 4 cm de diamètre pour 35 cm de long. On obtient alors effectivement un poids d’environ 500 g. Sauf qu’une Meganeura n’est pas un cylindre, et encore moins un cylindre de 3 à 4 cm de diamètre : l’écartement de ses ailes est certes d’environ 2 cm, mais celles-ci sont accrochées près du point le plus large de celui-ci, sinon elles ne pourraient pas bouger sans le percuter ! Et le thorax d’une telle bête est le point le plus large de son corps, comme chez tous les insectes qui volent beaucoup, donc son abdomen était probablement beaucoup plus fin. Je n’entrerai même pas dans le détail de la densité supposée, probablement plus faible, cette estimation du poids est déjà invalidée.

Une autre façon d’estimer le poids qui donne également des résultats assez élevés est d’avoir recours à une régression linéaire plus ou moins complexe en prenant les libellules actuelles comme base. Clapham & Karr (2012) se sont livrés à un tel exercice à l’aide d’un modèle assez complexe utilisant des dizaines de libellules actuelles. Ils ont obtenu un volume pour Meganeuropsis de 392 mm3, permettant de raisonnablement estimer le poids de la bête aux alentours de 300g (estimation que je fais pour vous, le poids n’est mentionné nulle part dans leur article). Cependant, en regardant leurs données et modèles d’un peu plus près, on s’aperçoit qu’un tel volume implique un thorax large de 4 cm (39,87 mm pour être précis). Or le thorax de Meganeura (qui a l’avantage d’être conservé) mesure d’après eux 28 mm de large, pour une aile de 300 mm contre 330 pour Meganeuropsis. Une augmentation de la longueur de l’aile de 10% serait donc corrélée à une augmentation de 42% de la largeur du thorax. Pour deux bêtes apparemment plutôt apparentées, c’est quand même assez étrange, et leur estimation du volume l’est donc tout autant.

D’une manière générale, le problème de toute régression linéaire faite sur un Méganisoptère est que toutes les libellules actuelles sont trop petites, et que même la longueur du corps de ces géants est sujette à débat, car il n’est connu d’aucune espèce de plus de 40 cm d’envergure. On considère donc en général que Meganeura et ses semblables ont un rapport envergure / longueur similaire à celui des libellules actuelles de type Aeshne (les très grosses bleues et vertes qui volent au-dessus des mares). Cela donne alors une longueur de 35 à 40 cm. Mais si l’on se penche sur le registre fossile, on se rend vite compte que les grands Méganisoptères dont on connaît le corps sont beaucoup plus courts que prévu par ce type d’estimation. Namurotypus sippeli Brauckmann and Zessin, 1989, avec sa trentaine de centimètres d’envergure, ne mesure que 15 cm de long. Ramené au 63 cm de Meganeura, cela ne fait déjà plus que 31 cm de long, soit 12 à 29% de moins.

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L’Aeshne bleue, libellule classique de nos mares, dont la morphologie, et même les couleurs, ont tendance à servir de base pour reconstruire la morphologie des Méganisoptères.  CC Böhringer.

Qui plus est, il n’y a aucune raison que le rapport longueur des ailes / longueur du corps soit le même entre Namurotypus et Meganeura / Meganeuropsis, à l’envergure deux fois supérieure. En effet (accrochez-vous c’est assez technique), pour voler de façon équivalente, c’est le rapport entre la surface des ailes et le poids (donc le volume du corps) qui doit rester constant, or comme une surface augmente en fonction du carré de la longueur, et un volume en fonction du cube de celle-ci (c’est une partie de ce qu’on appelle le « rapport surface-volume », qui explique beaucoup de choses en biologie), alors une augmentation du volume du corps se traduira par une plus grande augmentation de la longueur des ailes pour que ce rapport surface/volume soit conservé. Pour donner un exemple concret, un colibri (en l’occurrence Archilochus alexandri (Bourcier & Mulsant, 1846)) mesure 10 cm de long pour 11 d’envergure (rapport de 1,1), un gros pigeon mesure 37 cm de long et 72 d’envergure (rapport de 1,95) et un condor des Andes mesure 130 cm de long pour 320 d’envergure (rapport de 2,46 !). Certes cet exemple est caricatural et le mode de vie des oiseaux impacte énormément ce rapport, mais il reflète tout de même la réalité biologique évoquée si dessus : que l’envergure augmente plus vite que la longueur du corps. Si l’on accepte que Namurotypus et Meganeuropsis avaient une morphologie permettant de les comparer (ce qui nécessite de faire une série d’hypothèses que je vous épargne), alors la longueur du corps de cette dernière est estimée à 25 cm tout au plus. On est donc très loin des 35 à 40 cm que l’on trouve en comparant avec une Aeschne moderne, et on comprend que les poids de l’ordre de 200 g sont probablement exagérés.

Une question se pose alors, peut-on estimer le poids des Méganisoptères autrement ? Eh bien oui, et des chercheurs l’on fait.  Tout d’abord, je tiens à dire que j’ai moi-même fait une estimation du poids de ces animaux à l’aide de la longueur du corps dont j’ai parlé précédemment, et de données de poids d’odonates actuels à la morphologie générale proche (donc pas des grosses Aeschnes). Je ne m’attarderai cependant pas là-dessus, et me contenterai de dire que ces résultats sont en accord avec ceux, publiés, dont je vais parler maintenant. J’ai donc trouvé deux études, utilisant deux méthodologies différentes et qui m’ont semblé assez valables.

La première est celle de May (1982), qui étudie les dimensions du thorax de Meganeura pour en déduire la quantité de muscles qu’il peut contenir, et par rebond le poids que ces muscles peuvent soulever, ce qui est, je trouve, assez ingénieux. Le poids obtenu est alors de 17,8 g (et je n’ai pas mis la virgule au mauvais endroit). La seconde étude (Dorrington, 2016) propose une nouvelle approche pour déterminer le poids maximum des libellules. Se basant sur un modèle plus complexe reprenant pour base la puissance musculaire mais également d’autres facteurs comme la pression de l’air (a priori plus élevée du temps des Meganisoptères géants) ou les modalités d’accouplement, il évalue la charge maximum que pouvait soulever ces insectes et en déduit le poids. Soyons franc, je n’ai pas les connaissances pour évaluer la qualité des formules proposées et donc du modèle, tout ce que je peux dire c’est que l’approche générale me semble logique et qu’ils ne partent pas du principe que « Meganeura, c’est juste comme une grosse dinde libellule », bien au contraire. Leur modèle, dont ils admettent les limites du fait que les plus grands Méganisoptères sont mal conservés, donne un poids pour Meganeuropsis de 34 g (et 6,3 pour Namurotypus, mieux conservée donc plus fiable).

En somme, avec ces modèles qui sont moins biaisés, nos Méganisoptères ont fait un gros régime et perdu 90% de leurs poids ! Au passage, la réduction des poids estimés est un phénomène assez commun en paléontologie, et certains sauropodes ont fait des régimes de plusieurs dizaines de tonnes !

Le poids des Paléodictyoptères ne semble pas être un sujet qui ait passionné les foules. Comme ils sont considérés comme étant les proies des Méganisoptères, dont certains chassaient des proies en vol (Nel et al., 2016), il est fort probable que ceux-ci n’aient pas pesé plus lourd que leurs prédateurs. Néanmoins, et en l’absence d’études sur ce sujet, il me semble préférable de ne pas trop m’étendre sur ce sujet. Le même constat peut être fait concernant Bojophlebia, même si le fossile, remarquablement bien conservé, montre une créature avec un corps plutôt grêle, qui ne devait pas peser bien lourd.

Pour les Titanoptères, le constat est à nouveau le même, mais il y a tout de même quelques points qui peuvent être mis en avant. Les Titanoptères sont de gros Orthopteroïdes (même si en réalité la plupart sont loin d’être des géants). Comme leurs plus proches parents modernes, ils avaient des ailes arrières en éventail et devaient en tirer la majorité de la force nécessaire au vol. Cependant, lorsque l’on regarde les fossiles de certaines des plus grandes espèces connues (on a de la chance, Gigatitan vulgaris Sharov, 1968, l’un des plus grands, est connu de nombreux spécimens, dont certains avec le corps en partie conservé), on remarque que les ailes arrières sont peu développées. Une simple comparaison avec les plus grands orthoptères volants actuels (qui sont plus petits), montre bien que ces grands Titanoptères n’ont absolument pas les ailes assez grandes pour voler. Libérés de cette contrainte, il n’est pas impossible que les Titanoptères aient pu devenir beaucoup plus lourds. Je ne m’avancerai pas cependant jusqu’à donner un poids, j’ai comme souvent ma petite idée, mais elle est trop hypothétique pour être avancée ici[1].

Pour résumer, les mensurations correctes des insectes géants sont les suivantes : les Méganisoptères atteignaient jusqu’à un peu moins de 70 cm d’envergure, 25 cm de long et 35g. Tous les autres insectes fossiles géants étaient plus petits à la fois en envergure et en longueur (respectivement 40 et 20 cm au maximum), mais certains, les Titanoptères, étaient très probablement plus lourds, bien que leurs poids soient inconnus.

Qu’en est-il des insectes actuels ?

Maintenant que nous avons étudié plutôt dans le détail la taille des insectes fossiles, revenons un peu à l’époque actuelle et regardons ce qui se fait de plus grand dans le monde des insectes. Comme pour la partie précédente, nous regarderons à la fois la longueur, l’envergure et le poids. Toutes les informations que je vais donner sont normalement correctement vérifiées, il ne s’agit donc pas de rentrer dans les folles spéculations que l’on peut trouver ici et là, et leurs sources peuvent être retrouvées sans peine sur les pages Wikipedia des espèces mentionnées. Pour ceux qui voudraient aller plus loin, il existe le beau livre Biggest Bugs Life-Size de George Beccaloni, qui, bien que n’étant plus à jour, constitue une bonne source d’information très sérieuse (pour la petite histoire, ce livre, édité par le NHM de Londres, met beaucoup en avant la collection dudit muséum, où se trouvait à l’époque le plus long insecte connu. Celui-ci a depuis été détrôné –explosé dirait-on même- par un spécimen chinois, et j’ai moi-même trouvé sans mal dans les collections du MNHN des spécimens plus grands pour certaines espèces que ceux annoncés dans le livre, comme quoi le principal mérite de la collection londonienne est d’avoir été mesurée !).

Le plus long insecte actuel connu est un phasme découvert en Chine en 2016 (appartenant apparemment au genre Phryganistria Stål, 1875) et qui n’a toujours pas été décrit à l’heure où j’écris ces lignes (ce qui est assez étrange étant donné que ce genre « d’incroyables découvertes » semble faire partie de l’appareil de propagande chinois). Néanmoins le corps de celui-ci mesure plus de 38 cm et il fut l’heureuse maman d’un spécimen encore plus grand dont le corps devait frôler les 40 cm. Dans le classement des insectes les plus longs, se trouve derrière ce phasme… un autre phasme, puis un autre phasme, puis enfin… un autre phasme. Tous sont des femelles aptères originaire des régions tropicales du sud-est de l’Asie. Sortis des phasmes, il n’existe pas d’insecte actuel de plus de 20cm, mis à part peut-être quelques criquets très allongés, les Proscopiidae, dont certaines espèces mériteraient un peu plus d’attention. On trouve ensuite un nombre assez important d’insectes faisant entre 16 et 18 cm dont des mantes et des coléoptères.

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Phobaeticus serrapites (Gray, 1835), un des plus grands phasmes actuels, et surtout un des seuls dont on trouve facilement un image libre de droits ! CC Bernard DUPONT.

Du côté de l’envergure, le record actuel est détenu par un papillon de nuit, Thysania agrippina (Cramer, 1776), atteignant 30 cm d’envergure. Ce papillon est l’objet de nombreuses spéculations, et nombreux sont ceux à affirmer en avoir vu mesurant entre 35 et 40 cm, pourtant aucun n’a été mesuré. Nous trouvons ensuite de nombreux papillons, coléoptères, sauterelles mesurant entre 25 et 30 cm, mais aucun n’a actuellement franchi la symbolique barre des 30 cm. Notons que la plus longue aile d’insecte actuelle est probablement celle d’un autre papillon, le célèbre comète de Madagascar, Argema mittrei (Guérin-Méneville, 1847), dont l’aile arrière mesure une vingtaine de centimètre. Je vous laisserai juger par vous-même s’il mérite, ou non, le titre de plus grand insecte actuel en terme d’envergure.

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Thysania agrippina, plus grand insecte actuel en terme d’envergure. CC Гурьева Светлана (zooclub.ru).

Finissons par le poids, qui présente l’énorme désavantage de ne pas pouvoir être mesuré post-mortem, ce qui implique que celui-ci est moins bien documenté que les longueurs. Nous avons deux gagnants dans cette catégorie : un pour le titre d’insecte adulte le plus lourd, et l’autre pour celui d’insecte le plus lourd « tout court ». Pour la première catégorie, le record revient à un weta (groupe d’insectes proche des sauterelles mais n’en faisant pas partie au sens le plus strict du terme), à savoir Deinacrida heteracantha White, 1842, dont une grosse femelle pleine d’œufs a atteint 71 g. Elle devance donc tous les coléoptères adultes pesés, mais il y a ici un biais, le plus grand coléoptère jamais découvert (un titan, Titanus giganteus (Linnaeus, 1771) de près de 17 cm) n’ayant pas eu droit à la balance. Il en va de même pour nombre d’autres orthoptères de taille similaire à ce weta, et même des grands phasmes détenant le record de longueur. Le plus lourd insecte « tout court » est une larve, du coléoptère Megasoma actaeon (Linnaeus, 1758), qui a atteint 228 g, soit le poids d’un gros steak. À nouveau la larve du plus grand coléoptère connu n’a jamais été pesée, il s’agit d’ailleurs d’un mythe pour les entomologistes, la larve du titan n’ayant toujours pas été découverte.

Nous pouvons donc résumer les mensurations des plus grands insectes actuels ainsi : en longueur on trouve un phasme chinois frôlant les 40 cm, en envergure on trouve un papillon de 30 cm, quand le record de poids revient à une larve de coléoptère de 228 g.

Actuels vs. fossiles

Maintenant que nous avons donné à la fois la taille des plus grands insectes fossiles et actuels, nous pouvons les comparer. Et le constat n’est probablement pas celui auquel vous vous attendiez : Meganeura et ses pairs n’étaient ni plus longs ni plus lourds que les plus grands insectes actuels. Pour rentrer plus dans le détail, avec 25 cm de long, les Méganisoptères sont largement plus courts que nos plus grands phasmes dépassant les 35 cm. Et le constat est le même pour le poids : 40 g maximum pour Meganeuropsis, contre 70 pour certains actuels, et même plus de 200 g pour certaines larves. Seuls les Titanoptères pourraient peut-être tenir tête à celles-ci, mais leurs fossiles sont pour l’heure trop incomplets pour se prononcer. Ainsi, s’il n’existe toujours pas de réponse à la question « pourquoi les insectes géants ont disparu ? » [2], peut-être est-ce tout simplement car ils ont juste changé de forme (ou n’ont jamais existé si vous voulez être cynique).

Quelques insectes parmi les plus grands, fossiles et actuels. Vous remarquerez que le plus long est le phasme tout en bas, tellement moderne qu’il n’est même pas connu depuis 5 ans. CC moi, aka zyoute. Description plus complète sur Wikimedia.

Néanmoins une question demeure : l’envergure de Meganeuropsis est plus de deux fois supérieure à celle de n’importe quel insecte actuel, y compris les papillons, aux ailes pourtant démesurées par rapport au corps. Alors, pourquoi les insectes de cette envergure se sont éteints ? Tout d’abord, il convient de remarquer qu’avec 40 g pour 70 cm d’envergure, Meganeuropsis est très légère. En effet, nombre de coléoptères actuels dépassent ce poids mais mesurent à peine 25 cm d’envergure. Chez les oiseaux actuels, le milieu de vie conditionne beaucoup l’envergure, et ceux de forêt ont souvent à poids égal une envergure beaucoup plus faible (Harpie féroce vs. Pygargue de Steller :  différence de poids : 3 %, d’envergure : 25 %). Est-il possible que les Méganisoptères aient vécu dans des forêts très ouvertes, où une telle envergure n’était pas problématique ? Les changements de végétation ont toujours eu un impact énorme sur les insectes, et la diversification des plantes à fleurs a par exemple complètement bouleversé ces communautés d’organismes, probablement même plus que l’extinction Crétacé-Paléogène. Je ne suis malheureusement pas paléobotaniste, et donc ne puis étayer mon hypothèse. La disparition des Méganisoptères coïncide également avec l’apparition des vertébrés volants, et cela est souvent avancé pour l’expliquer. Ce n’est pas impossible, d’autant que ces insectes ne devaient pas être très doués en vol : peu de force, de grande ailes « molles » très loin des joyaux permettant aux libellules actuelles d’effectuer toutes leurs pirouettes. Pour finir, il y a à mon avis une autre hypothèse à considérer : si l’on exclut les Méganisoptères, tous les autres insectes fossiles connus font au maximum environ 40 cm, ce qui est assez proche des plus grands actuels, et peut probablement s’expliquer par la simple baisse de la pression atmosphérique. En fait, les Méganisoptères sont bien les seuls insectes à l’envergure vraiment étonnante, il s’agit donc d’un seul taxon, dont les populations ne devaient comporter qu’un faible nombre d’individus, grande taille oblige, et leurs derniers représentants sont connus de la fin du Permien, soit juste avant la pire crise biologique connue (on en reparle dans 50 ans), peut-être n’ont-elles juste pas eu de chance ?

Et les autres arthropodes ?

Si nous avons évoqué dans le détail le cas des insectes, et sommes arrivés à la conclusion qu’il n’y a pas de raison de croire que les insectes fossiles étaient plus grands que les actuels, qu’en est-il des autres Arthropodes ? Les mille-pattes, araignées et scorpions étaient-ils plus grands ?

Pour commencer je tiens à refaire une mise en garde, car le gros bullshit est commun sur ce sujet, nous l’avons déjà vu avant mais j’ai d’autres exemples en réserve : si vous avez déjà entendu parler des insectes fossiles, vous noterez peut-être que je n’ai pas à un seul moment évoqué de blattes géantes du Carbonifère (au passage il n’y a pas de blattes à proprement parler au Carbonifère, simplement des Dictyoptères basaux, vous pouvez retrouver plus d’information là dessus dans l’article de Li (2019)). Et cela pour une raison simple : elles n’existent pas. Outre quelques blogs obscurs évoquant des blattes de 50 cm, une des principales sources supposée sérieuse que vous trouverez à ce propos est un -au passage plutôt bon- livre de vulgarisation écrit par le célèbre Jean-S. Steyer : La Terre avant les dinosaures. Les arthropodes géants y sont rapidement évoqués, et une figure représente une « blatte » grande comme une main humaine, soit une quinzaine de centimètres de long, et plus qu’aucune blatte actuelle. Celle-ci est nommée Spilloblatta. Les informations sur ce genre sont très difficiles à trouver (je n’ai même pas retrouvé le nom du descripteur !), mais j’avais déjà fait des recherches dessus avant la pandémie en utilisant la gigantesque bibliographie de mon laboratoire auquel je n’ai plus vraiment accès à l’heure où j’écris ces lignes (en fait je pourrais, mais je ne vais pas aller jusqu’au labo juste pour ça), et il s’avère que ces Dictyoptères n’ont rien de particulier, et sont plus petits que les cafards parisiens ! Le cas des araignées est également intéressant : nombre d’entre vous se souviennent certainement dans l’émission de la BBC Sur la Terre des Géants de l’araignée géante du groupe des « mézotélaé » qui « chasserait des chats ». Les Mesothelae (qui se prononce mésotélé) sont un groupe d’araignées aujourd’hui considéré comme groupe frère de toutes les autres araignées. Si certaines sont effectivement connues du Carbonifère, avec d’incroyables fossiles conservés en 3D, celles-ci sont toutes petites. Le fossile ayant inspiré la BBC est celui de Megarachne servinei Hünicken, 1980, qui est en réalité un scorpion de mer (et cela était déjà connu quand l’émission est sortie, d’où le nom de Mesothelae à la place de Megarachne). La plus grande araignée fossile connue est actuellement Mongolarachne jurassica (Selden, Shih & Ren, 2011), et elle n’est pas beaucoup plus grande que les plus grandes araignées françaises actuelles (Pour finir sur Mongolarachne, sachez qu’en 2019, le genre a été sali par une fraude scientifique : des chercheurs ont annoncé avoir découvert une nouvelle espèce, mais avaient en réalité gravé une partie du fossile, à la base celui d’un crustacé).

La mise en garde étant faite, il a néanmoins existé des arthropodes terrestres aux dimensions spectaculaires. Premièrement nous pouvons citer Pulmonoscorpius Jeram, 1993 dont le plus grand spécimen connu aurait mesuré 70 cm (Jeram, 1993).  Celui-ci est cependant assez fragmentaire et n’est pas illustré dans la description originale, je ne puis donc pas plus vous en parler. Second exemple, le célèbre Arthropleura Meyer, 1854, genre de myriapode dont les plus grands spécimens devaient atteindre dans les deux mètres [3]. Par rapport à ces arthopodes, même les plus grands insectes que nous avons cité sont plutôt petits (même si Pulmonoscorpius mériterait certainement d’être revu). En fait, les insectes n’ont certainement jamais été les plus grands arthropodes terrestres, et la raison est assez simple : il s’agit de leurs ailes. En effet, l’immense majorité des insectes en sont dotés, et s’en servent pour voler. Néanmoins, celles-ci et les muscles qui les animent, de par leur anatomie, ne permettent pas de porter d’immenses et lourdes créatures, et s’en passer est probablement assez désavantageux, au regard du faible nombre qui l’osent. Au passage vous remarquerez que et le plus long insecte actuel et le plus lourd adulte ne volent pas, ce qui colle assez bien avec cette hypothèse. Ainsi, aujourd’hui, les plus grands arthropodes terrestres ne sont toujours pas des insectes, et ce malgré  leur incroyable diversité, mais des crabes, Birgus latro (Linnaeus, 1767) en l’occurrence. Celui-ci peut mesurer 40 cm de long, un mètre d’envergure et peser plus de 4 kg, soit les dimensions d’un chat !

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/8/8a/Birgus_latro_%28Bora-Bora%29.jpg
Regardez les comme ils sont beaux avec leurs grandes pattes en train de faire des câlins aux cocotiers. Birgus latro, le plus grand arthropode terrestre actuel, grand comme un chat, et pour de vrai, pas comme la « mézotélaé ». CC Brocken Inaglory.

Un mot pour conclure

Je vous avais prévenu, cet article propose un point de vue original sur les insectes géants, et mon avis à ce sujet est clair, ils relèvent plus de la légende scientifique que de la réalité. Est-ce un problème ? Eh bien non, car si nous avons bien perdu une partie de la diversité phylogénétique des insectes au cours des âges, ce qui est normal, nous n’avons peut-être pas autant perdu de leur diversité écologique, car toutes les tailles d’insectes qui ont existé existent toujours. Et puis même, est-ce-que la taille compte ? A-t-on vraiment besoin d’insectes géants pour que ceux-ci aient de l’intérêt ? A mon avis non, et la force des insectes tient même probablement plus dans leur petitesse que dans leur grandeur, les seules mouches sont plus diversifiées que ne le seront probablement jamais les vertébrés, et cela s’explique probablement par leur taille. De plus si l’étude du gigantisme est digne d’intérêt, celle de la miniaturisation l’est tout autant, et les insectes sont de parfait modèles pour cela. Saviez-vous par exemple que les grillons sont trop petits pour pouvoir localiser un son dans l’espace ? Pourtant ils y arrivent parfaitement ! Comment ? A vous de trouver la réponse !

Notes

[1] L’auteur de ces lignes a bien conscience de son amour inconditionnel pour les Orthoptères, et par extension à leurs cousins les Titanoptères. Et c’est bien à cause des biais que cela pourrait créer que je préfère ne pas trop m’étendre sur ces derniers.

[2] L’hypothèse la plus communément admise pour expliquer l’extinction des insectes géants est la baisse du taux d’oxygène dans l’atmosphère (35 % à la toute fin du Carbonifère et au début du Permien, contre 21 % maintenant). Celle-ci est de plus en plus remise en question : en effet, la corrélation entre l’envergure maximum d’un insecte et le taux d’oxygène est loin d’être parfaite, et plus on découvre de nouveaux Méganisoptères, plus celle-ci s’étiole. Elle n’explique pas non plus l’existence des Titanoptères. Des « rustines » ont été proposées pour sauver cette hypothèse, mais je ne les détaillerai pas trop, ce n’est en effet pas le but de cet article, et je n’ai tout simplement pas fait de recherches très approfondies sur le sujet. Vous pouvez cependant consulter les articles de Clapham & Karr (2012) et Dorrington (2016), qui évoquent cette problématique.

[3] Pas de référence ici, je dois bien avouer que je n’ai pas envie d’en chercher une, et comme j’ai failli abandonner la rédaction de cet article à cause de ça, je me suis dit qu’il valait mieux un article sans cette référence que pas d’article du tout, j’espère que vous comprendrez.

EDIT : Et que sait-on côté araignées géantes du passé ? Le collègue Benjamin Carbuccia du blog Chroniques de Nopeland a répondu à la question dans son article de qualité : https://nopelandchronicles.blogspot.com/2019/01/spider-tales-1-les-geants-du-passe.html

Références

Clapham, M. E. & Karr, J. A. (2012). Environmental and biotic controls on the evolutionary history of insect body size. Proceedings of the National Academy of Sciences, 109(27): 10927-10930.

Dorrington, G. E. (2016). Heavily loaded flight and limits to the maximum size of dragonflies (Anisoptera) and griffenflies (Meganisoptera). Lethaia, 49: 261–274.

Jeram, A. J. (1993). Scorpions from the Viséan of East Kirkton, West Lothian, Scotland, with a revision of the infraorder Mesoscorpionina. Transactions of the Royal Society of Edinburgh: Earth Sciences, 84: 283-299.

Li, X. (2019). Disambiguating the scientific names of cockroaches. Palaeoentomology, 2 (4): 390–402.

May, M. (1982). Heat Exchange and Endothermy in Protodonata. Evolution, 36(5): 1051-1058. doi:10.2307/2408082.

Nel, A., Prokop, J., Pecharová, M., Engel, M. S. & Garrouste, R. (2018). Palaeozoic giant dragonflies were hawker predators. Scientific reports, 8(1): 1-5.

Ren, D., Nel, A. & Prokop, J. (2008). New early griffenfly, Sinomeganeura huangheensis from the Late Carboniferous of northern China (Meganisoptera: Meganeuridae). Insect Systematics & Evolution, 39(2): 223-229. doi:10.1163/187631208788784075.

Sharov, A. G. Filogeniya ortopteroidnykh nasekomykh. Trudy Paleontologicheskogo Instituta, Akademiya Nauk S.S.S.R. 118, 1–216, Moskva. [in Russian, Translated in English in 1971: Phylogeny of the Orthopteroidea. Israel program for scientific translations, Keter Press, Jerusalem, 1–251.] (1968).